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[Interview] Les difficultés de recrutement, pourquoi et quelles solutions pour pouvoir y remédier ?

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Notre experte Kristell Lucas répond à nos questions sur les difficultés de recrutement, les causes et conséquences pour les salariés. Et comment le CSE peut agir.

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Selon le dernier baromètre Syndex-Ifop, 79 % des dirigeants rencontrent des difficultés de recrutement. À quoi sont dues, selon vous, ces difficultés ?

Kristell Lucas : C’est la vraie question car en réalité, s’arrêter aux constats en la matière n’est pas efficace. Il faut remonter aux sources du mal pour être en capacité de traiter cette problématique de recrutement.
Il est également dangereux de se saisir de concepts pour les plaquer à la situation. Par-là, je veux dire que la grande démission, assez en vogue dans l’analyse de la situation, mérite d’être prise avec du recul. Car en réalité, le taux de démission (même si on y ajoute les RC –  ruptures conventionnelles) n’est pas plus important qu’en 2001 ou encore en 2008 tous secteurs confondus [cf. Etude Dares de fin 2022 « La France vit-elle une grande démission]. Si le nombre de démissions est plus important en valeur absolue, c’est qu’il reflète, de moindres tensions sur le marché du travail en termes d’offres d’emplois comme c’est le cas de l’industrie manufacturière, des services ou encore du bâtiment. Il est vrai que certaines professions (milieu hospitalier notamment) voient des phénomènes de départs pour changer de travail s’accélérer par manque de sens au travail, mais ce n’est pas nécessairement le même phénomène qui se joue dans la plupart des secteurs (le manque de sens peut y être vécu sans pour autant générer des départs du secteur).

D’après vous, pourquoi les directions mettent-elles en avant la grande démission pour justifier ces difficultés de recrutement ?

KL : En réalité, la grande démission, quand elle est mise en avant, évite à la direction de se poser les bonnes questions. Cela masque des difficultés à recruter et à fidéliser – difficultés qui prennent leurs racines souvent bien plus loin dans le passé (un simple suivi du nombre, du taux et des profils des départs par métier est souvent très démonstratif).
Et surtout, les raisons de ces départs sont bien différentes. C’est bien cela qu’il faut remettre en perspective.

Dès lors, comment peut-on expliquer ces départs ?

KL : De manière générale, force est de constater que les efforts demandés aux salariés pendant et depuis la crise sanitaire ont été importants (télétravail désorganisé dans un premier temps, activité partielle avec perte de rémunérations, mesures d’économies post crise, etc.) et que la reprise économique ne donne lieu qu’à peu de retour pour ces mêmes salariés avec notamment des augmentations qui ne compensent pas l’inflation mais pas seulement...
Selon les secteurs, nos analyses des politiques RH montrent le lien qu’il peut y avoir entre le manque d’attractivité et la dégradation des conditions de travail sous l’effet, d’une part, des surcharges liées aux manques de recrutement (vision et mesure purement économiques comme dans le secteur médico-social où la contrainte du financeur donne souvent le « la ») et, d’autre part, des contraintes fortes dans l’organisation du travail (amplitude horaire et travail haché, qui se sont poursuivis voire amplifiés par exemple dans la restauration et l’hôtellerie ou encore les entreprises de nettoyage). Nos analyses montrent également un lien entre le manque d’attractivité et l’absence de reconnaissance, salariale notamment – l’individualisation des rémunérations dégrade les rapports sociaux.
En résumé, la majorité des salariés peuvent constater une tendance lourde depuis plusieurs années dans leur métier et leur entreprise : peu de perspectives d’évolution, des gestions RH « à la tête du client » ou encore le développement des contrats précaires. Tout cela ne favorise pas la fidélité dans un moment où, par ailleurs, la question du partage des richesses se pose légitimement dans un certain nombre d’entreprises.

Quels sont les effets des problèmes de recrutement sur le travail des salariés ?

KL : Si la force de travail est insuffisante au regard de l’évolution du volume d’activité, cela pose la question de l’augmentation des exigences au travail avec notamment une surcharge et une intensification du travail, une extension de l'amplitude horaire… le tout conduisant à une amplification des RPS (risques psychosociaux) et TMS (troubles musculo-squelettiques).
Si l’emploi et les compétences n’évoluent pas au même rythme que le contenu de l’activité (transformation des métiers et des besoins due par exemple à la numérisation, augmentation des tâches à réaliser, développement des reportings, etc.), cela engendre une déconnexion entre le contenu du poste tel que le salarié le maitrise et les exigences accrues. Cela constitue pour le salarié un facteur potentiel d'insécurité à la fois de l'emploi (peur de perdre son emploi, de la précarité...) et de la situation de travail (fait d'être exposé à des changements du cadre et du contenu de son travail auxquels il n'a été ni préparé ni associé). Cette insécurité est considérée comme l'un des principaux facteurs de RPS.
Autre illustration : si le manque d’emplois permanents se traduit par un recours accru aux contrats précaires, cela favorise aussi les RPS. Ce que l’on voit régulièrement dans ce cas de figure, c’est que les permanents témoignent d’un sentiment d’épuisement car à leur charge de travail habituelle s’ajoutent l’accompagnement à la prise de poste des nouveaux recrutés et un sentiment de former à « fonds perdus ». Outre l’épuisement, ces situations peuvent générer des tensions dans les collectifs de travail. L’autre effet qui va sans dire, c’est que les salariés sous contrats courts sont installés dans la précarité.

Quelles solutions concrètes les CSE peuvent-ils proposer pour pallier cette difficulté ?

KL : La mise en avant par les élus des conséquences sur les salariés des difficultés de recrutement doit aider à infléchir les politiques mises en œuvre. Il faut pour cela bien identifier les causes de ces difficultés à fidéliser car c’est à cette unique condition qu’on peut remédier aux problèmes : agir sur les causes réelles est le seul moyen de sortir d’une situation dégradée pour les salariés et qui a des conséquences directes ou indirectes sur l’entreprise.
En cela, l’appui de l’expert dans le diagnostic de la situation et l’analyse des causes est un levier d’action. Il pourra étayer l’avis argumenté du CSE sur la politique sociale mais aussi contribuer à élaborer des préconisations ; préconisations qui pourront utilement être reprises par les organisations syndicales dans les différents accords selon les thèmes à travailler.
Cela peut passer, selon les cas de figure, par des engagements de recrutement (à traduire dans un accord GEPP – gestion des emplois et des parcours professionnels – et qu’on a même vus dans des accords salariaux en 2023), par des dispositifs de formation (évolution du contenu du travail), par des dispositifs de régulation de la charge (intégrables dans un accord QVCT – qualité de vie et des conditions de travail) ou encore par des revalorisations salariales et des promotions valorisant le parcours et la contribution de chaque salarié.

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